Quenelle ou boudin noir ?

Rédigé par hamlet le 05 janvier 2014

On ne parle que quenelle, en ce moment, en France, Léonarda ayant fini de passionner les éditorialistes. Sic transit gloria mundi...

Il s'agit maintenant de faire taire Dieudonné M'bala M'bala, car son genre d'humour ne conviendrait pas bien aux valeurs de la République. Or ces valeurs, et c'est là que cela pose un problème, expriment un certain nombre de principes concernant la liberté d'expression, la créativité artistique, la liberté de réunion, formalisés dans un corpus législatif touffu, mais sans équivoques : il est absolument permis, en France, de donner des spectacles, même de très mauvais goût, et même très choquants.

C'est bien au nom de ces principes, et de ces lois, qu'ont pu se tenir des expositions comme "Piss Christ", des spectacles comme "Golgota Picnic", ou "Sur le concept du visage du fils de Dieu", pour ne prendre que les derniers qui ont créé polémique, non seulement parce qu'ils bénéficiaient de subventions publiques et de protection policière, mais également parce qu'ils ont pu être jugés profondément insultants, voire blasphématoires, par une partie de l'opinion.

Ce droit au mauvais goût ou à la provocation est contesté aux spectacles de Dieudonné, au motif que ses cibles habituelles sont majoritairement juives, et le rendraient passible des sanctions prévues par la loi du 29 juillet 1881, la loi 72-546 du 1er juillet 1972, la n° 90-615 du 13 juillet 1990, les dispositions du nouveau Code pénal de 1997, les lois n°2003-88 du 3 février 2003, 2004-204 du 9 mars 2004, et 2004-575 du 21 juin 2004, sans parler des conventions internationales (plus de détails sur le site du CRIF). Toute la difficulté consistant, lorsque quelqu'un dit que Lévy est idiot, à évaluer si l'insulte est liée au fait que Lévy soit juif, ou que Lévy soit idiot. Il reste, bien sûr, que c'est une insulte. Plus subtil, le fait de dire que Lévy est coupable, individuellement ou collectivement, d'une quelconque imperfection peut également conduire au procès pour antisémitisme, puisqu'il peut être estimé que c'est en raison de sa judéité que cette imperfection est dénoncée. On voit que ce terrain est délicat, mais il n'en reste pas moins que la France est l'un des pays les moins racistes du monde.

Élément emblématique de l'univers de Dieudonné, le geste dit "de la quenelle", qui signifierait, selon certains, la volonté de porter les derniers outrages aux victimes de la Shoah, tandis que d'autres y voient un geste anti-système, qui cartonne d'autant plus que la polémique est entretenue au plus haut niveau : la garde des Sceaux et le ministre de l'Intérieur fulminent, ce dernier publie des circulaires, et va même jusqu'à envisager d'interdire ce geste, ce qui serait une première amusante et absurde (dois-je avouer que j'en rève ?!), et qui n'a pas manqué de susciter quelques pamphlets ironiques.

Le communiqué du Ministère de l'Intérieur daté du 27/12 publie ainsi son intention d’étudier "de manière approfondie toutes les voies juridiques permettant d’interdire des réunions publiques" qui contribueraient "à accroître les risques de troubles à l’ordre public".

La sémantique est une arme : c'est pourquoi le ministre appelle "réunion publique" ce qui demeure un spectacle d'histrion (le régime légal des réunion publiques est plus restrictif). La seconde assertion du communiqué est plus surprenante, puisqu'il s'agirait d'utiliser des sanctions légales au motif d'un risque potentiel. Or, la loi punissant les faits, et non les risques, le ministre se trouve désarmé dans la croisade qu'il engage, s'il veut aller au delà de ce qui est normal dans un état de droit, c'est à dire de réprimer les délits.

C'est Arno Klarsfeld qui vient à son secours. Pour lui, s'il ne s'agit que de troubles à l'ordre public faisant défaut, alors il suffit de les organiser : "s'il faut des manifestations, il y en aura" (vidéo), "il faut des manifestations devant pour que les tribunaux puissent considérer qu'il y a un trouble à l'ordre public pour que la décision du ministre de l'intérieur et de la préfecture soient justifiées par des bases légales" (vidéo). A la même date que cette réaction ont été mis en examen des jeunes ayant mené des opérations violentes anti-quenelle, sans qu'il soit possible d'affirmer que leur démarche entrait dans l'intention de Klarsfeld. Il n'en reste pas moins que Klarsfeld incite explicitement à causer des troubles à l'ordre public, dans le but d'instrumentaliser l'appareil judiciaire : selon la logique du ministre de l'Intérieur, mais aussi selon la loi Française, il devrait être sanctionné. Klarsfeld n'est pas le seul à réagir d'une manière excessive : on trouve facilement des représentations de Dieudonné qui n'ont rien à envier en terme de mauvais goût à celle de Taubira comparée à un singe. Les juifs aussi, peuvent être racistes.

Si la censure ou l'interdiction des spectacles de Dieudonné risque d'être difficile tant que les amis de Klarsfeld n'auront pas réuni un nombre suffisant de volontaires, il reste deux voies supplémentaires, explorées l'une par la garde des Sceaux, et l'autre par Christian Barbier.

Taubira vient en effet de rappeler à M'Bala M'Bala, avec raison, qu'il était délictueux d'organiser son insolvabilité, ce dernier ayant fait l'objet de nombreuses amendes. Il est fort regrettable qu'elle n'ait pas fait la même observation à Google, Apple, ou Amazon, qui organisent avec succès leur "infiscabilité", autre mamelle de l'optimisation fiscale. Mais ici, chacun est dans son rôle, le fiscalisé essayant de se protéger, et l'Etat essayant de récupérer son dû.

La seconde voie, celle de Christian Barbier, évoquée aussi par d'autres, est plus totalitaire, puisqu'il s'agirait ni plus ni moins de "réguler" Internet : "les Chinois y arrivent bien", ne craint-il pas de dire. S'il est vrai que la conception de la liberté d'expression, et de sa régulation, selon Christian Barbier, est très particulière, vouloir instaurer une censure d'Internet en France, quatrième pays le plus condamné par la Cour européenne des droits de l'homme pour violation de la liberté d'expression, n'est pas vraiment une urgence. C'est bien une idée de journaliste !




"Il serait fort aisé d’enchaîner toute espèce de liberté en exagérant toute espèce de danger, car il n’est pas d’acte d’où la licence ne puisse résulter. La force publique est destinée à la réprimer et non à la prévenir aux dépens de la liberté."

Mirabeau, lors du vote du décret de 1791 instituant la liberté d'installation des théâtres.



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